Voici une interview très intéressante de Karmapa, réalisée par Pamela Gayle White durant l’été 2012, lors de la dernière
tournée en Europe de Sa Sainteté.
L’article a été publié dans l’excellent magasine américain Tricycle, volume 22, numéro 2.
www.tricycle.com/magazine
Votre Sainteté, qu’est-ce qu’un karmapa ?
« Karma » est un terme sanskrit qui signifie action ou activité. « Pa » est un mot tibétain ; il désigne la
personne qui mène une action ou une activité. Dans ce cas, le sens caché est « bodhisattva », terme qui désigne une personne au cœur bienveillant et de grande sagesse qui embrasse et
perpétue les activités des bouddhas.
Les karmapas exercent l’autorité suprême dans la lignée kagyü. Pouvez-vous me parler de votre lignée ?
Depuis le premier karmapa, Düsum Khyenpa, les karmapas ont toujours maintenu la lignée karma kagyü. Le plus souvent, les karmapas et les
shamarpas se reconnaissent l’un l’autre et prennent soin de la lignée, tour à tour. Les différentes réincarnations des karmapas ont transmis la connaissance du Bouddha, le Dharma, à travers une
méthode unique ; elle n’est pas unique parce qu’elle est différente de ce que le Bouddha a enseigné, mais parce qu’elle a été exprimée de façon unique. Les enseignements que nous détenons
sont les Six yogas de Naropa et le Mahamudra avec le Lamrim des kadampas.
Quels sont les aspects principaux de ces enseignements ?
Le Lamrim est essentiellement un chemin, un processus graduel. Cette progression pas à pas est très importante pour toute personne qui
souhaite atteindre une destination : afin de comprendre ou d’accomplir quelque chose, nous avons besoin d’aller de la première à la dernière étape. Il y a un chemin graduel pour atteindre
l’état d’esprit éveillé où l’on est libre des deux moteurs du monde conditionné : les kleshas, les émotions perturbatrices – tout simplement la confusion – et la causalité, le karma ou les
dettes karmiques. L’absence de confusion est la clarté, l’absence de dettes karmiques est le plein contrôle. Nous ne sommes plus poussés par le karma, nous pouvons même l’influencer au lieu
d’être sous son influence.
Le monde conditionné également est devenu conditionné de façon graduelle – nous ne sommes pas tristes nous ne traversons de crises ou autres situations pénibles juste comme ça [il claque des doigts]. Tout arrive en suivant un processus : une mauvaise compréhension après l’autre et, là-dessus, une légère dose de confusion, puis du jugement et, quelque part, dans notre quête de l’élimination de la confusion ou des émotions perturbatrices, le développement d’idées fausses et l’ajout de couches de confusion. Tout cela devient une habitude, nous devient naturel, et nous pensons que c’est ce que nous sommes, que c’est la nature humaine. Finalement, nous aboutissons à une crise. Le chemin graduel est une façon de renverser cela.
Le Mahamudra est la vue absolue de ce qu’est l’éveil. En fait, le Mahamudra est le but, et le chemin graduel nous aide à l’atteindre de manière apaisée et non violente. Personne n’aspire à la confusion ; tout le monde souhaite la clarté, la transparence et la paix, mais la vérité absolue ne peut nous être montrée ou donnée comme ça [il fait un geste rapide]. Le Mahamudra est un moyen, un processus unique fait d’exemples et de métaphores, qui enseigne que l’on peut connaitre la clarté de l’esprit et le plein contrôle de sa vie.
De plus, voir que les autres, qui sont comme nous, avec des besoins et des souhaits similaires, n’ont pas cette clarté ni ces moyens nous
conduit à faire l’expérience d’une compassion indicible et inconditionnée. Il ne s’agit pas de notre idée habituelle de la compassion ; elle est naturellement présente.
D’après les biographies et les textes classiques, il y a un côté magique, surhumain chez les grands bodhisattvas. De nombreux
karmapas sont dits être dotés de grands pouvoirs comme le pouvoir de l’omniscience. Avez-vous des pouvoirs spéciaux ? Êtes-vous omniscient ?
Lorsqu’on s’entraîne à la nature illusoire des phénomènes, on obtient, à un moment donné, une certitude [à propos de cette nature] et il est
alors possible de transformer tout type d’environnement en un milieu favorable. Mais c’est assez différent de la magie, je pense. Au niveau des bodhisattvas accomplis, ce qui semble être des
pouvoirs surnaturels n’est pas exactement de la magie, c’est juste la réalisation du fonctionnement des choses. Par exemple, au départ, il est très difficile de comprendre que plusieurs centaines
de personnes puissent voler dans l’espace, dans le ciel, à l’intérieur d’un tube doté d’ailes. Cependant, si vous réalisez que cela tient à une formule, une composition, au moteur, etc., cela
devient assez normal.
Lorsque nous entendons le terme « omniscience », il nous semble magique ; c’est ainsi que nous nous y référons. Mais
l’omniscience n’a rien à voir avec la magie, c’est quelque chose de très logique aussi, je pense. En fait, si vous savez comment élargir votre expérience, vous pouvez être omniscients.
Comment avez-vous été reconnu comme le 17e karmapa ?
J’ai été reconnu par mon enseignant, Sa Sainteté Shamar Rinpoché, vers l’âge de 11 ans.
Une controverse existe concernant votre reconnaissance par Shamar Rinpoché. Un bon nombre de maîtres kagyüs, le dalaï-lama et le
gouvernement chinois ont reconnu Orgyen Trinley comme karmapa. Voudriez-vous aborder cela ?
Il y a toujours des controverses, elles font partie de la vie. Il n’existe pas de vie sans obstacles, pas de vie sans problèmes, pas de vie
sans controverses. C’est inévitable. Il est impossible de dire : « J’ai une vie et je souhaite qu’elle soit complètement paisible. »
En tant que pratiquants, en tant que bouddhistes, nous essayons d’utiliser tous les obstacles qui se présentent et de les transformer en
quelque chose qui a du sens. En agissant ainsi, nous en apprenons en fait beaucoup sur la façon de progresser et nous développons une perspective plus large de la vie.
Comment une lignée, votre lignée, peut-elle avoir une influence positive dans le monde
actuel ?
Eh bien, nous essayons de nous adapter et de voir ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas. Nous cherchons à développer des instituts
et des universités plus ouverts, ainsi que des projets qui mettent l’accent sur l’environnement, la médecine, etc. Par exemple, nous sommes en train de construire un institut [en Dordogne] afin
que les gens, plus particulièrement les Européens et les jeunes, puissent avoir accès au Dharma – non pour promouvoir le bouddhisme, mais pour donner accès à la connaissance : les sciences
de l’esprit, du corps et du monde. En effet, avant de pratiquer, nous avons besoin d’acquérir des connaissances.
Notre école est traditionnellement caractérisée par la pratique : les kagyüpas sont connus pour leur méditation. Les bienfaits de la lignée, le cœur de la pratique, ne peuvent se manifester que si nous nous efforçons de les protéger, de les garder aussi authentiques que possible et de les mettre en œuvre dans notre vie. En agissant ainsi, nous sommes à même de dépasser les obstacles lorsqu’une crise se présente à nous, et nous devenons des exemples pour les autres. C’est alors que, naturellement, les autres sont intéressés.
Le but principal est donc d’avoir une grande lignée de pratiquants et de montrer que les enseignements du Bouddha fonctionnent. Le simple
fait de voir cela, je pense, peut être une source d’inspiration, davantage que des injonctions telles que : « Vous devez pratiquer ceci, sinon ce sera la fin du
monde ! »
Sur le blog britannique du Huffington Post, vous avez, l’été dernier, abordé le thème de la richesse. La lecture de ce blog a mis en
évidence la différence radicale entre votre monde et celui de vos seize prédécesseurs. Pouvez-vous dire quelques mots sur ce qui a changé, ce qui est resté identique et sur la façon dont le temps
a eu un impact sur votre activité ?
Je suis sûr que, du premier karmapa jusqu’à mon prédécesseur, le 16e, chaque réincarnation a connu ses propres changements et a dû
s’adapter, cela ne fait aucun doute. Le XXIe siècle, cependant, est une période qui a connu les changements les plus drastiques – ne serait-ce que sur les dix dernières années, où tant de choses
ont changé ! Nous devons aussi nous adapter au changement. En revanche, la méthode elle-même est atemporelle et nous n’avons pas vraiment à la modifer. Sans cesse les gens essaient de
trouver de nouvelles tendances en vogue, au niveau des voitures, des vêtements, de la nourriture, des boissons, etc., n’est-ce pas ? Mais les classiques restent des classiques : ils
sont intemporels. De la même façon, je pense que ces méthodes sont intemporelles, ce sont des classiques qui ne changeront jamais.
Les méthodes ne changent peut-être pas, mais la façon dont se déploie votre activité a dû changer, n’est-ce
pas ?
Bien sûr. Dans le monde moderne, les médias sont quelque chose que nous ne pouvons pas éviter et nous devons nous y adapter. Nous vivons
dans une période où nous devons nous relier à tout le monde et faire connaître ce que nous faisons et ce que d’autres font.
J’essaie de faire de mon mieux pour adapter les pratiques et les enseignements au monde contemporain de façon à ce que le Dharma du Bouddha
et les méthodes karma kagyü puissent être accessibles à qui les demande.
Comment voyez-vous le monde ? Êtes-vous optimiste ? Confiant ? Pessimiste ?
Tout cela à la fois, j’ai l’impression, dans le même instant de l’esprit. Je pense que c’est probablement la meilleure façon de le décrire.
Il y a de la panique, parce que même dans le plus grand luxe, les gens ne sont toujours pas heureux. Si ma grand-mère était là, elle dirait – et je serais d’accord avec elle – que la société
moderne offre tout ce dont un être humain peut avoir besoin. Tout. Il est donc assez choquant de constater qu’il y a encore des problèmes, vous voyez ?
Je ne peux pas comprendre qu’il y ait de la violence lorsqu’on a tout. On peut le comprendre dans les pays sous-développés, parce qu’ils
essaient de se développer, quelque part de faire de la concurrence aux pays développés, et il en résulte beaucoup d’angoisse et de violence. Mais il y a encore de la violence dans les nations et
les villes civilisées. Qu’est-ce qui ne va pas ?
Oui, qu’est-ce qui ne va pas ?
En fait, tout vient de la richesse extérieure et, en termes d’avidité, c’est sans fin, n’est-ce pas ? D’abord vient le désir et
ensuite se développe l’avidité : vous voulez simplement davantage, plus, plus… Lorsque vous avez quelque chose, vous n’êtes pas satisfaits, vous voulez totalement autre chose. Bien sûr, un
soutien financier est nécessaire pour vivre, mais l’argent ne peut pas tout apporter. La richesse matérielle a une fin et, quand vient la fin, l’esprit est vraiment perturbé.
Il semble qu’une chose puisse nous sauver : le développement de la richesse intérieure. Se met alors en place un cercle parfait où tout
est bon. Si nous sommes en accord avec notre richesse intérieure – les qualités de compassion, de contentement, de patience, etc. – c’est infini et intemporel. Il s’agit des qualités
avec lesquelles nous sommes tous nés. Le processus entier de la méditation consiste à essayer de creuser vers cette richesse intérieure, de l’atteindre.
Comment avons-nous accès à notre richesse intérieure ?
Il faut commencer par regarder ici [il touche son cœur].
Comment ?
Essayez tout d’abord de voir qui a trouvé la paix intérieure. Je vais vous aider : vous pouvez rencontrer cette personne dans le
bouddhisme. Il me semble que c’est pour cette raison que le Bouddha a enseigné le Dharma et que nous essayons d’expliquer le sens du Dharma dans le monde. Je pense que cet enseignement est
particulièrement pertinent aujourd’hui, dans le monde contemporain, où il y a tant de formes de crises. Nous parlons principalement de la crise économique qui doit beaucoup à un manque de
connaissance intérieure, de paix et de richesse intérieures. Toutes les formes de richesses, intérieures et extérieures, proviennent de l’esprit lui-même. Sans l’esprit, il n’y aurait presque
rien. C’est pourquoi nous visons l’essence, l’état intérieur.
Si vous regardez, vous verrez que le chemin pour acquérir la richesse intérieure commence par un esprit calme. Si vous calmez l’esprit, tout
s’apaise autour de vous. Consacrez un peu de temps à cultiver un esprit calme, vous en avez déjà assez sacrifié à des tas de choses inutiles. Le temps et l’énergie sont sans prix, mais des
milliards de personnes les sacrifient pour des futilités. Au lieu de cela, si chaque jour vous passez cinq ou dix minutes à calmer l’esprit grâce à la méditation, je peux vous garantir que
quelque chose de bien en sortira.
Vous avez voyagé dans le monde entier et rencontré des gens de tous horizons. Avez-vous des conseils ?
Oui, après plus de dix années de voyage, j’ai beaucoup appris des nombreuses personnes que j’ai rencontrées. Comprendre les différences de
mentalités et de cultures, voir qu’il y a tant de diversité et qu’en même temps nous sommes tous identiques, tout cela m’a beaucoup aidé. Lorsqu’il y a un problème, c’est un problème. Lorsqu’il y
a du bonheur, c’est du bonheur. C’est tout. En fait, il n’existe aucune barrière.
Tout le monde possède le potentiel d’être heureux ; nous sommes nés avec. La façon d’accéder au bonheur consiste simplement à mener une
vie décente, à avoir la patience de transformer nos obstacles, à être bons et à avoir très peu de désirs. En tibétain, il s’agit de l’expression « dö chung chok shé » : avoir peu
de désir et être heureux de ce que l’on a.
Avez-vous un héros ?
Bien sûr. Nous avons tous des héros.
Voudriez-vous nous dire qui est votre héros ?
[Une pause] Mon héros a toujours été le yogi Milarépa. Le poète nu ou vêtu d’une robe blanche. De couleur verte. Et qui possède tout.
Pamela Gayle White a passé six ans en retraite en France, sous la direction du maître tibétain Guendune Rinpoché. Elle traduit le tibétain et enseigne la méditation ainsi que la philosophie bouddhique dans les centres Bodhi Path, en Amérique et en Europe.
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